CHAPITRE X
Donal ne manqua pas la surprise d’Alaric quand il posa les yeux sur Bronwyn. Il s'attendait sans doute à une Cheysulie à demi barbare, non à une élégante jeune femme vêtue de soie. Des grenats scintillaient à ses oreilles et à sa gorge. Une ceinture assortie pendait sur ses jupes.
Bronwyn était assise près d'Alaric. Donal les observa un moment. Alaric était charmeur et courtois, mais Bronwyn ne se laissait pas prendre à son jeu.
Les Atviens se comportèrent avec politesse et parlèrent d'unification. Donal vit les membres du Conseil regarder Alaric, puis Bronwyn, en s'interrogeant visiblement.
Ils vont me poser la question, pensa-t-il. Et il faudra que je leur réponde...
Dès le repas terminé, les conseillers entraînèrent Donal dans une antichambre proche de la salle d'apparat.
Le roi les écouta. Puis il entendit tous les arguments favorables et défavorables au mariage. Certains avançaient qu'Atvia était trop loin pour que le Mujhar puisse surveiller efficacement la politique de ce royaume. D'autres pensaient que cette alliance rapprocherait les deux trônes, comme celui de Karyon avec Electra avait, pour un temps, unifié Homana et Solinde.
Un des plus vieux conseillers, Vallis, parla le plus clairement malgré ses quatre-vingts ans.
Frêle et chauve, il avait un filet de voix.
— Il est vrai que les Homanans ne se sentent pas aussi concernés que les Cheysulis par la prophétie des Premiers Nés, mais nous ne la repoussons pas. Vous-même, mon seigneur, vous avez du sang des deux races. La prophétie ne dit-elle pas que d'autres devront s'ajouter à ces deux-là ?
Donal acquiesça.
— En mariant votre sœur à Alaric d'Atvia, vous vous rapprochez de la réalisation de cette prophétie.
— Je m'en rends compte, Vallis. Continue, dit Donal.
— Le prince Niall a en lui le sang d'Homana et de Solinde, ainsi que celui des Cheysulis. Si vous mariez votre sœur à Alaric, et qu'elle lui donne une fille, celle-ci pourra un jour épouser le prince d'Homana.
— Et si elle lui donne un fils ?
— Je ne doute pas que la reine et vous aurez assez de filles pour les marier dans différentes maisons royales.
Donal se détourna un moment, puis fit face aux conseillers.
— Bronwyn ne le souhaite pas...
Il savait que sa réponse n'avait pas de sens pour eux. Les Homanans mariaient leurs filles aux hommes les plus aptes à leur procurer des avantages politiques ou à accroître leur richesse.
Les conseillers, comprenant que c'était sa réponse, sortirent un par un de l'antichambre.
Vallis resta en arrière.
— Mon seigneur, je sais que vous estimez votre sœur. Je connais bien vos coutumes. Ce n'est pas une jument reproductrice, mais une femme cheysulie. Mais elle fait aussi partie de la prophétie. Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu.
Donal quitta l'antichambre et retourna dans la salle d'apparat.
— Tu as l'air si solennel, Donal... Ils t'ont forcé à les écouter ?
Donal sourit en acceptant un verre de vin.
— Tu connais bien les habitudes de la cour, Evan.
— C'est pareil à Elias, mis à part le langage. ( Il redevint sérieux. ) Je dois partir, Donal. Il est temps que je rentre chez moi.
— Si tôt ! Tu es là depuis un an ! Reste encore un peu.
— Je ne peux pas. Il faut que je retourne à la maison. J'ai des choses à y faire...
Donal finit son vin et tendit la coupe vide à une servante.
— As-tu dit à Meghan que tu partais ?
— Non. Je n'aime pas qu'on pleure sur mes pourpoints de velours.
— Des larmes, Meghan ? Elle est plus forte que ça !
— Tu as raison, pas de larmes... Mais j'aurais aimé un peu plus de complaisance.
— Je t'ai prévenu, lui dit Donal. Elle n'est pas faite pour n'importe quel homme. Pas même pour Evan d'Elias, s'il ne désire qu'une nuit dans son lit.
— Mais il désire plus. Je lui ai demandé de me suivre à Elias... En vain. Elle m'a dit non.
Donal vit une réelle tristesse dans les yeux de l'Ellasien. Prendre à cœur un refus ne lui ressemblait pas. Généralement, il trouvait aussitôt une autre femme qui lui convenait tout autant.
— Elle a beaucoup vécu avec Aislinn. Elle n'a peut-être aucune envie d'être ta maîtresse.
Evan secoua la tête.
— Je lui ai demandé de m'épouser.
— Toi ?
— Oui. Et c'était une perte de temps...
Donal soupira.
— Désolé, ami. Je ne pensais pas que les choses étaient allées si loin.
— Oh, ce n'était pas le cas, mais je n'avais trouvé que ce moyen pour la persuader de m'accorder ses faveurs. ( Evan sourit. ) Contrairement aux autres, elle ne m'a pas cru.
Donal rit, en renversant presque son vin.
— Idiot ! Oublies-tu qu'elle est la fille de Finn ? Elle prendra un homme sous ses conditions à elle ! Si jamais elle en prend un...
Evan leva son gobelet.
— A Meghan, dit-il, et au guerrier qui l’a engendrée.
Donal leva son gobelet. Puis il redemanda à Evan de ne pas partir.
— Que vais-je faire quand tu ne seras plus là ?
— Tu apprendras à gouverner Homana sans moi pour te donner des mauvais conseils. Je suis désolé, mais je dois vraiment te laisser.
— Quand ?
— Au matin. Ou à midi, suivant l'état de ma tête après ces réjouissances.
— Je te souhaite bon voyage à l'avance, et bonne chance pour l'avenir. Mais j'aurais préféré ne pas te perdre.
— Tout comme Karyon ne voulait pas perdre Lachlan. Mais je n'ai pas autant de responsabilités que lui. Je reviendrai, ne serait-ce que pour ennuyer un peu plus Meghan !
Donal but encore une gorgée de vin de Falia.
— Tu as entendu dire qu'Alaric veut épouser Bronwyn...
— Qui n'est pas au courant ? Avec son sang ihlini, tu n'oses pas autoriser cette union.
— Je l'ai testée aujourd'hui. Elle n'a pas de sang ihlini. Elle est la fille de Duncan, ma vraie sœur.
— Je ne comprends pas, dit l'Ellasien. Si tu avais la possibilité de la tester, pourquoi avoir attendu si longtemps ?
— Parce que c'était impossible sans son accord. Notre jehana ne voulait rien lui dire, elle avait peur d'éveiller les pouvoirs tapis en Bronwyn, ou de lui faire de la peine...
— Si je comprends bien, rien n'interdit ce mariage ?
— Non. Rien ne l'interdit.
— Par Lodhi ! Tu as l'intention d'honorer la demande d'Alaric ?
— On m'a prévenu que j'aurais des choix à faire, dont certains ne me plairaient pas. Je me souviens des fois où j'ai eu envie de me dresser contre Karyon à cause des décisions qu'il prenait — surtout celles qui me concernaient. Maintenant, c'est Bronwyn qui va me demander comment je peux envisager une chose pareille...
— Je comprends tes raisons, car je suis moi-même un prince, dit Evan. Mais je ne t'envie pas.
Donal se leva. Dans le silence qui s'ensuivit, il appela Alaric.
— Ce soir, nous faisons la fête en votre honneur, mon seigneur d'Atvia. Nous vous accueillons et nous vous souhaitons tout le bien possible. Vous êtes venu à nous avec un but, celui de nous prêter allégeance. Faites-le maintenant devant tout le monde.
Alaric ouvrit la bouche pour parler. Un tic joua un instant sur sa joue. Puis il s'agenouilla avec grâce.
Donal sortit son épée cheysulie. Le rubis du pommeau scintilla quand il approcha l'arme du visage d'Alaric.
— Jurez-nous fidélité, par tous les dieux auxquels vous croyez.
Alaric se pencha en avant. Il posa les lèvres sur la lame gravée de runes.
— Je jure par tous les dieux d'Atvia, par mon rang et par ma naissance, d'être le vassal de Donal d'Homana. Mon épée et ma vie lui appartiennent. Ce vœu ne sera rompu que par ma mort. Mon seigneur, m'acceptez-vous pour serviteur ?
Un tel serment était impossible à renier, Donal le savait.
— J'accepte votre allégeance et je vous somme de vous y tenir, dit-il. Relevez-vous, seigneur d'Atvia.
Il obéit, et attendit, sans quitter Donal des yeux.
— De par mes droits de Mujhar d'Homana, je conclus un accord sacré avec cet homme. Que son serment soit scellé par son mariage avec ma sœur.
— Donal, non ! Tu m'avais dit que je ne serais pas obligée de l'épouser !
Bronwyn se dégagea de la foule et fit face à Donal sans regarder Alaric.
— Je l'ai dit, admit-il d'un ton plus dur qu'il l'aurait voulu. Mais ce mariage doit avoir lieu.
— Mon seigneur, dit Alaric, vous me faites un grand honneur.
— Je ne vous fais pas honneur ; je respecte la prophétie. A cause d'elle, je vous donne Bronwyn en mariage. Mais vous devez me promettre certaines choses.
— Je vous écoute, seigneur.
— Si Bronwyn vous donne un fils, il épousera ma fille, pour autant que la reine m'en offre une. Si vous avez une fille, elle viendra à Homana et épousera Niall.
Le sourire d'Alaric témoigna sa satisfaction.
— Mon seigneur, je suis d'accord.
— Ku'reshtin ! cria Bronwyn. Tu n'es pas mon rujholli !
— Allez chercher un prêtre, dit Donal à un serviteur.
— Comment peux-tu me faire ça ?
— Pour la prophétie, je ferais n'importe quoi, répondit simplement Donal.
La cérémonie fut rapide ; trop rapide. Bronwyn protesta tout du long, d'une voix si forte que Donal douta que les assistants aient entendu les vœux. Alaric ne sembla pas s'en offenser, mais le prêtre, qui était homanan, montra sa désapprobation.
Agacé, Donal s'approcha de sa sœur et lui prit le coude.
— Rujholla, dit-il doucement, cesse de te comporter comme si nous étions vraiment des bêtes, avec tout ce bruit.
— Du bruit ! J'en ferai encore plus, si j'en ai l'occasion ! Je ne veux pas entendre parler de ce mariage !
— C'est fait, dit Donal. Tu es l'épouse d'Alaric d'Atvia.
— Je promets de donner une grande fête dès que nous aurons gagné Rondule, dit Alaric.
— Je ne veux pas de fête, je ne veux rien avoir à faire avec vous ! Donal n'est plus mon rujholli, car il tourne le dos à toutes les coutumes cheysulies !
— Bronwyn...
— C'est ce que tu as fait ! Tu m'as vendue à un étranger, contre une alliance ! Je te montrerai, je vous montrerai à tous quels dons sont les miens ! Je vous montrerai ce que le Sang Ancien signifie.
— Le Sang Ancien, dit Alaric en fronçant les sourcils. Il coule dans les veines de la jeune fille, dites-vous ?
— La jeune fille est désormais votre cheysula, et la reine d'Atvia. Parlez d'elle en mentionnant son rang, dit Donal. Oui, elle a le Sang Ancien. Pourquoi ? Voulez-vous rompre ce mariage aussitôt qu'il a été conclu ?
— Pas du tout, dit Alaric, doucereux. Le sang cheysuli est le bienvenu. Il se peut que mes enfants héritent des dons de leur mère...
— Il n'y aura aucun enfant, grogna Bronwyn. Je m'en assurerai...
— Il suffit ! dit Donal. Les nobles vont partir d'ici en murmurant que tu entends utiliser la sorcellerie.
— Qu'ils le fassent ! Peu m'importe.
Avant que Donal ait le temps de bouger, Bronwyn lui flanqua une gifle magistrale.
— Je te renie. Je te renie ! Tu n'es pas mon rujholli !
Donal ferma un instant les yeux, rouge de douleur et d'humiliation. Puis il se tourna vers les invités.
— Partez tous ! hurla-t-il. Vous ne voyez pas que la fête est terminée ?
Il les regarda quitter la salle, un par un. Bronwyn, Alaric, Aislinn, Meghan, Evan.
Bientôt, il ne resta plus qu'un homme en face du Mujhar.
L'individu était sale et avait les cheveux emmêlés. Il ne portait ni l'or ni le cuir des Cheysulis et nul lir ne se tenait à son côté. Mais Donal savait qu'il était cheysuli.
— Ainsi, la comédie est terminée...
— Rowan...
— J'apportais les nouvelles de notre victoire finale à Solinde. En arrivant, j'ai appris une chose encore plus étonnante : le Mujhar d'Homana a marié sa rujholla à Alaric d'Atvia.
— A cause de la prophétie...
— Oui. Tout est toujours justifié par la prophétie. Mais je me demande ce que dirait Alix de voir sa fille utilisée comme monnaie d'échange...
— Ne parlez pas de ma jehana ! Je suis seul responsable de cela.
— Oui. Maintenant vous devez vivre avec.
Donal aurait voulu s'enfuir. Mais il n'en avait pas le droit. Il était le Mujhar, il lui fallait se comporter comme tel.
— Je vivrai avec.
— Bien entendu, le Conseil homanan souhaite aussi cette union ?
— Oui. Les conseillers me l'ont dit avec assez d'insistance.
— Vous acquiescez si vite aux souhaits des Homanans... Pensez-vous que le Conseil du clan aurait été d'accord ?
— J'ai fait ce qu'il fallait pour Homana et pour la prophétie ! Un jour, un fils de Bronwyn montera sur le trône d'Atvia.
— Vous vous souciez à ce point de la royauté ?
— Oui ! répondit Donal d'une voix rauque. Prétendriez-vous que je ne devrais pas ? N'est-ce pas l'héritage que Hale m'a laissé quand il a forgé cette épée et prit la fille du Mujhar pour meijha ?
Rowan ferma les yeux.
— Par les dieux... Vous l'avez enfin accepté... Après tant d'années. ( Il ouvrit les yeux et sourit amèrement. ) Karyon désespérait que vous le compreniez jamais. Que vous vous rendiez compte du prix à payer. Un homme qui n'a pas éprouvé le poids de la royauté ne peut jamais être un bon roi.
— Karyon désespérait... Et... vous aussi ?
— De temps en temps. Voyez-vous, maintenant, ce que cela fait aux autres ? Et ce que cela vous fait, à vous ?
— Vous n'approuvez pas.
Il aurait voulu que Rowan lui donne raison.
Que quelqu'un lui donne raison.
— Ce n'est pas à moi d'approuver ou de désapprouver.
Donal se détourna et fit face au trône du Lion.
— Si je vois ce que cela fait aux autres ? cria-t-il. Oui ! Je ne doute pas que Karyon ait vécu la même chose ! Les enfants de Bronwyn seront précieux. Je fais ce que je suis obligé de faire.
Il s'attendait à une réponse. Aucune ne venant, il se tourna.
Il était seul.
Il voulait sa meijha. Il voulait sa mère, son père, son oncle, ses lirs. Il voulait sa rujholla. Et il ne pouvait avoir aucun d'eux, car il devait affronter seul son destin.
Donal se tourna de nouveau vers le trône du Lion. Il sentit le chagrin, la peur et la frustration gonfler dans sa poitrine.
Il crut qu'il allait éclater de colère.
Avant d'avoir le temps de mesurer le blasphème que représentait son geste, il jeta son gobelet contre le trône.
— Je les ai tous perdus ! Vous m'avez tout pris, même ma fierté, parce qu'il me faut être un roi avant d'être un Cheysuli ! Je dois être le Lion d'Homana !
Le vin tacha les coussins écarlates. On eût dit que le Lion saignait, ou pleurait. Cela ne faisait pas de différence...
Donal sortit son épée du fourreau fabriqué par Rowan. Il la regarda de ses yeux brûlants de larmes.
La lame trembla dans sa main.
Il vit le rubis, l'Œil du Mujhar.
L'avatar de son âme.
Et le lion royal. Le lion rampant.
Donal éclata de rire. C'était un rire amer, sans joie. Le rire désespéré d'un homme qui se sait emprisonné par ce qu'il a fait, et par ce qu'il lui faudra encore faire.
Il rit et l'écho de son chagrin se répercuta dans l'immense salle.
— Je suis Donal, dit-il. Seulement... Donal. Né d'un homme et d'une femme. Je suis un Cheysuli, un enfant de la prophétie. Mais une fois, une seule fois, je souhaiterais pouvoir tourner le dos à tout cela et être enfin un homme !
Son regard alla de l'épée au trône.
Donal ferma les yeux.
Un moment après, il les rouvrit et se retourna pour partir.
Aislinn était debout dans l'entrée, leur enfant dans ses bras.
Attendant.
Le Mujhar remit son épée au fourreau et alla rejoindre sa femme et son fils.